Rien ne paraît tourner rond à Christiania, le quartier de Copenhague autoproclamé voilà quarante-sept ans « cité libre » au cri d’une bande d’anarchistes ébouriffés : « Vivre et laisser vivre. »
En 1971, l’actrice Britta Lillesoe dansait parmi ces rigolos « peace and love » qui forcèrent le passage d’une barricade dans le quartier sud-est de Christianshavn, à dix minutes à pied du centre-ville. En vétéran nostalgique, Britta conserve le souvenir de chaque bataille qui libéra un vaste terrain appartenant à l’armée danoise : 34 hectares, un lac et des bâtiments militaires rapidement couverts de fresques psychédéliques. « Un squat à ciel ouvert » résume l’actrice en secouant sa longue crinière poivrée. « Une expérience sociale et humaine sensationnelle » renchérit Laurie Grundt, artiste peintre norvégien. A 84 ans et le poing levé, le doyen de cette société alternative ne regrette rien d’un choix qui lui a coûté sa femme et ses deux enfants repartis voilà des lustres en Norvège. Comme Britta, il a connu le meilleur quand en 1976, la police annule l’expulsion des squatters face aux milliers de voisins venus défendre la « ville libre ». « C’est notre force, la manière douce, la suffocation par l’amour » sourit Nils Vest, réalisateur christianite et mari de Britta. Dès lors, les babas cools se baignent tout nus dans le lac salé, occupent les casernes et les poudrières, construisent des maisons au bord de l’eau, bannissent la jalousie, les voitures, la propriété privée. Ils frappent leur propre monnaie, choisissent un drapeau, éditent un journal, ouvrent des commerces : épicerie, boulangerie, bars et une incroyable série d’échoppes dans « Pushers street » (la rue des dealers). Car si les christianites ont eux-mêmes interdit les drogues dures en 1979, ils vendent ouvertement cannabis et joints à emporter ou à consommer sur place : « La communauté a ainsi gagné beaucoup d’argent, » reconnaît Stace, un de ces hippies fourbus aux allures de vieux sage.
Deux cents enfants vivent ici, troisième génération déjà, parmi 900 habitants organisés en 14 quartiers. Chacun est doté d’un représentant qui fait le lien avec une Assemblée ouverte à tous. Pour le budget, chaque adulte verse un « loyer » auquel s’ajoute un prélèvement sur les bénéfices des entreprises : une célèbre fabrique de triporteurs, un atelier de restauration de vieux poêles, un sculpteur de métaux, un artisan ferronnier, une salle de concert, un cinéma... Le total couvre les frais collectifs : voiries, déchets, recyclage, centre de soins, entretien paysager, le tout assuré par les habitants salariés de la communauté. Depuis 1994, beaucoup payent l’eau et l’électricité à la ville de Copenhague (…)
Entre les promoteurs et l’arrivée des libéraux en 2001, appuyés par le Parti du peuple (extrême droite), le gouvernement cherche à « normaliser » la zone. (…) La fin de Christiania ? « Nous survivrons » affirment les plus confiants, suspectés de béatitude.
Publié dans VSD, texte Laurence Delpoux.